LE RETOUR DU HURON jean rivero

Publié le par Pensées

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C'était un Huron, mais un Huron juriste; assis au pied d'un hêtre pourpre, dont une feuille, parfois, détachée par le vent, venait poser sur son épaule comme l'amorce d'une épitoge rouge, il enseignait le droit public aux futurs guerriers de sa tribu. Les cœurs sensibles de ces jeunes hommes bons et vertueux s'exaltaient lorsque sa parole savante leur retraçait les merveilleuses inventions par lesquelles des Sages, de l'autre côté du grand Océan, avaient réussi à protéger les hommes contre les excès du pouvoir. Il rêvait de se rendre en pèlerinage à la ville d'où rayonnait sur le monde le flambeau du contentieux administratif. Une bourse d'études de l'UNESCO lui permit de réaliser son rêve. Il s'envola vers Paris.

A Orly, où j'allais l'accueillir, ses premiers mots furent: « Conduisez-moi, s'il vous plaît, au lieu où siège votre grand Conseil. » Lorsque nous fûmes dans la cour du Palais-Royal, il se prosterna la face contre terre en disant: « Je baise la terre sacrée dans laquelle s'enracine le grand arbre du recours pour excès de pouvoir, "la plus merveilleuse création des juristes, l'arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés" comme l'a écrit votre Gaston Jèze; rempart de l'opprimé, terreur de l'oppresseur qui, au moment où son bras va s'abattre, s'arrête en entendant la voix redoutable du juge clamer: "Tu n'iras pas plus loin!" »

Je l'interrompis doucement: « Ne perdez pas de vue, mon cher collègue, que la sagesse du législateur n'a pas voulu accorder, au recours, le caractère suspensif; il n'appartient donc pas au juge d'arrêter le bras de l'Administration au moment où elle exécute; c'est après coup qu'intervient sa censure redoutée. » (...)

Il parût déçu, mais se reprit aussitôt: « Qu'importe, après tout! L'essentiel n'est-il pas cette décision finale qui, d'un mot, annihile l'acte injuste l'acte injuste, efface toutes ses conséquences comme le soleil fond la glace sur nos grands lacs, et donne à la victime tout ce que le droit lui accorde, tout ce que l'Administration lui refusait?! »

Un scrupule me fit reprendre la parole: « Attention! Le pouvoir du juge ne saurait aller jusque là. De manière générale, vous le savez, il ne lui est pas permis d'imposer à l'Administration une obligation de faire, ni, à plus forte raison, de substituer sa décision à celle qu'il a censurée. (...) Il lui est interdit d'aller au-delà de la pure et simple annulation de l'acte. »

« C'est une interdiction rigoureuse, soupira-t-il; quel est donc le texte qui l'a édictée ? »

Je souris: « Il n'est pas besoin d'un texte lorsque la nature des choses commande (...) Où irions nous si le juge administratif tirait, de l'annulation, les conséquences nécessaires, dictait à l'Administration la conduite à tenir pour rétablir le droit, ou osait substituer lui-même, à la décision annulée, une décision juridiquement correcte ? » (...)

La stupeur se peignit sur le visage de mon compagnon: « Eh quoi! votre juge serait-il pareil à ce faible sachem dont ma tribu, quelques années, connut le règne misérable, et qui, sachant son autorité contestée, n'a trouvée d'autre solution pour régner en paix que de ne jamais user de son pouvoir de chef, sûr de n'être pas désobéi dès lors qu'il ne commandait rien ? (...) »

Je l'interrompis avec véhémence: « Ne blasphémez pas ! c'est une grande et glorieuse institution que le recours pour excès de pouvoir; même lorsqu'il n'apporte pas à celui qui l'exerce avec succès une satisfaction concrète (...) il procure au particulier, d'abord un moyen de protester contre l'arbitraire, une issue à son indignation, ensuite, au minimum, la satisfaction de s'entendre dire qu'il avait raison contre le pouvoir: Cette victoire morale, la comptez vous pour rien ? »

Ce fut à son tour de m'interrompre: « Nous autres, bons sauvages, nous sommes des esprits simples: nous pensons que la justice est faite pour le justiciable, et que sa valeur se mesure en termes de vie quotidienne. Ce n'est pas le développement du Droit qui nous intéresse, c'est la protection efficace qu'en tire le particulier. Je pensais que votre grand recours lui assurait cette protection. Ai-je fait un un si long voyage pour apprendre qu'il n'en est rien ? »

Il y avait un tel abattement sur son visage que je tentais de le réconforter: « Ne désespérez pas! Les progrès accomplis sont le gage des progrès futurs; le recours n'a pas dit son dernier mot, et l'avenir reste ouvert: faites confiance au libéralisme du juge. » (...)

« Je reviendrai, dit-il, lorsque l'avenir aura répondu à votre confiance, et que le citoyen trouvera, dans le recours, les satisfactions effectives auxquelles nous autres, modestes Hurons, attachons un prix sans doute excessif. »

Le soir même, sans un regard pour la Tour Eiffel illuminée, il reprenait tristement le chemin de son hêtre pourpre et de son wigwam.

Quand le reverrons nous ?

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